Depuis ma rencontre avec les Danses il y a bientôt 10 ans, je suis à chaque fois saisi par la profondeur de leur action. Les Danses de la Paix sont une pratique qui agit sur de nombreux plans : le contact entre les danseurs, le mouvement du corps, le chant, les mots prononcés, et d’autres aspects moins visibles comme l’accordage et l’ambiance générale. Et lors de chaque danse, par la magie du groupe, s’ajustent tous ces facteurs pour célébrer le caractère sacré de tout être humain, de toute vie, voire du cosmos tout entier. Dans la suite de cet article, je voudrais partager mon expérience de la manière avec laquelle chacune de ces composantes des Danses accompagnent les participants dans leur transition intérieure. Puisse-t-elles contribuer à ouvrir le passage vers une nouvelle culture collective accordée avec la vie aujourd’hui et demain sur notre planète.
A chaque fois qu’on se donne les mains dans un cercle, je ressens un retournement de valeurs. Ce qui me semblait alors tellement important, mes actions, mes pensées, et aussi les conflits ou enjeux à court terme, deviennent secondaires, voire futiles. Apparaît alors ce que je suis en réalité dans le grand mouvement de la vie. Comme le dit Shabda Kahn1, ce retournement est bien résumé par la fameuse phrase du zikr2 en arabe « La ilaha el il Allah », que j’aime traduire par : rien n’existe, tout est illusion, hormis ce qui nous relie, l’Indicible, l’Unique. Le mot Allah en arabe, qui est lié à Alaha en araméen ou Elohim en hébreux est le nom qui contient tous les noms connus ou inconnus du Divin. Voilà qui pour moi est bien éloigné d’une vision d’un Dieu confisqué par une religion ou un dogme ! Comme l’a bien compris le soufisme universel, la libération ne peut être la propriété d’aucun véhicule, même s’il peut être très utile d’avoir un véhicule efficace pour arriver à la destination.
Ce retournement intérieur correspond aussi pour moi au mouvement du zikr, où mon buste, guidé par mon coeur, décrit un mouvement circulaire, signe du retournement et de l’accueil de la présence d’amour créatrice de vie sous toutes ses formes, avant de revenir à la position verticale, signe de l’intégration de ce déplacement dans mon souffle personnel et mon être. Quel chemin alors pour mon égo de reconnaître que ce qui sépare, catégorise, qualifie, ne me montre qu’une partie déformée de la réalité ! Et de rassurer mon besoin de sentir mes propres frontières dans le groupe pour m’ouvrir progressivement au tout.
Les mantras sont des outils précieux qui accompagnent chacun à leur manière ce processus de retournement intérieur. Il sont issus de toutes les traditions spirituelles du monde exprimées dans leurs langues premières, ils sont un trésor pour l’humanité. En chantant ces phrases dévotionnelles, je me relie ainsi à des traditions anciennes, portées par des multitudes de générations. De plus, elles sont généralement exprimées dans un langage imagé, qui permet plusieurs niveaux de traduction et d’interprétation : elles m’amènent à une ouverture d’esprit et à un lâcher-prise. A travers cette multiplicité, tous les mantras du monde rejoignent un même objectif : accorder l’être pour qu’il puisse dépasser l’illusion de la séparation et l’éveiller à l’universel qui est présent en chacun et chacune de nous3.
Les danses deviennent ainsi une affirmation de notre caractère sacré en tant qu’humanité plurielle.
Ainsi, je guide souvent des danses basées sur le mantra hindou « Om sri ram jai ram jai jai ram », qui peut se traduire par « Vive l’être un, masculin et féminin, soleil et lune, personnel et impersonnel, qui par sa royauté génère toute vie ». Chaque membre du cercle peut alors se découvrir porteur de cette royauté de Ram, à sa manière.
J’expérimente alors comment les danses peuvent déboucher sur une joie profonde, car chacun peut y faire l’expérience de sa légitimité personnelle : ce que je suis de personnel est précieux et irremplaçable, cela vaut la peine de l’accueillir et de lui permettre de rayonner.
Je suis aussi convaincu que cette prise de conscience ne s’arrête pas au cercle lui-même en train de danser : nous sommes en réalité relié avec d’autres personnes et situations, qui vont aussi pouvoir être éclairées par ce que nous vivons. Ainsi, les nombreuses phrases Inana prononcées par Jésus dans sa langue maternelle insistent bien sur notre interconnexion. Par exemple, lorsque nous chantons « Inana lachma d’haye », qu’on a traduit par « Je suis le pain de vie », signifie aussi « La reliance entre mon moi personnel et le moi collectif est nourriture pour la vie ». Selon cette dernière signification, Jésus voulait donc inviter ses disciples à passer à un niveau de conscience plus collective, et pas nécessairement avoir une croyance exclusive en sa personne comme on l’a trop souvent prêché.
Les Danses ont donc une action politique dans le sens noble du terme. En proclamant la dignité de chaque être humain, j’estime qu’elles participent au même principe que la « théologie de la libération4 », qui me rappelle mon enfance…
Participer à un cercle de Danses est donc une démarche globale. On se tient les mains, on danse, on chante, on se regarde dans les yeux pendant les phases avec partenaires, et le tout, avec dévotion ! A travers ces différentes interconnections, chacune et chacun est amené à son rythme dans un processus de transition intérieure puissant qui est le germe du changement de paradigme nécessaire au niveau global5. Les Danses sont un véritable service à soi-même et à la collectivité : merci aux danseurs… et à nos mentors qui nous montrent le chemin !
Philippe Godts
1 Shabda Kahn, qui a bien connu le fondateur des Danses de la Paix, Samuel Lewis, et en est actuellement le guide spirituel au niveau mondial, l’exprime à sa manière dans une interview récente : The minute you hold hands in a circle, already the atmosphere changes. We know that the reality of being is La ilahah ilahah. Nothing exists but one. When you hold hands in a circle, symbolically and atmospherically you are moving towards that consciousness of leaving the separate boundary of the thought of self to the group and moving to the Whole.
2 Le Zikr est une pratique soufie ayant pour objectif de se souvenir de notre reliance au divin.
3 Dans son encyclique Laudato Si, le pape François indique aussi que les religions répondront mieux aux défis actuels en retournant à leurs sources (200). Il exhorte à rompre avec l’isolement de la conscience et de l’autoréférencement (208) pour aller jusqu’à la reconnaissance de la présence du Christ en chaque être (220).
4 La théologie de la libération est un grand mouvement d’émancipation qui a pris naissance principalement dans l’Église en Amérique Latine dans les années 1970. Il se basait sur le postulat que les Evangiles et la Bonne Nouvelle proclamée par Jésus s’adressent prioritairement aux pauvres qui, convaincus de leur dignité, s’engagent pour transformer la société.
5 Le sociologue et théologien Michel-Maxime Egger parle d’une métanoia à la fois individuelle et collective nécessaire pour accomplir l’unité entre le cosmique, l’humain et le divin, sans laquelle aucun changement durable ne pourra être atteint.